Depuis la terrasse du 5ème étage, je discute quelques minutes au téléphone avec une amie à la fin de la pause déjeuner. Face à moi, le haut de la Tour Eiffel dépasse au-dessus des toits des immeubles voisins. Je ne suis pas dans les locaux de la société pour laquelle je travaille ces derniers mois mais dans des locaux partagés, un espace de coworking en franglais.
J’ai longtemps traîné une insatisfaction chronique avec ma carrière professionnelle, alternant la quête d’un meilleur poste (parfois à pile ou face), des moments de découverte et d’apprentissages enthousiasmants et des périodes de routine et d’ennui relatif. J’ai fini par regarder les choses en face. J’ai pris la décision de m’inventer un nouvel itinéraire professionnel, moins balisé. Je suis désormais mon propre patron (et mon unique salariée) et dans ce face à face entre ce que je sais faire et ce que je peux proposer comme services en finance à des clients potentiels, je dessine une nouvelle route.
« Comment se passe la mission ? » me demande mon interlocutrice au bout du fil.
Je pourrais lui décrire ce collègue temporaire dont l’attitude est toujours à double face : circonspect et prudent en petit comité, positif et optimiste quand il participe à des réunions où les participants sont nombreux. Je pourrais lui parler de cet autre collègue qui, en moins de cinq minutes, a mis en cause mes choix professionnels et mes diplômes (qu’il n’a pas, parce qu’ils ne servent pas, selon lui). Deux hommes manifestement déterminés à sauver la face.
Je préfère lui raconter que les locaux où je me trouve sont agréables, que nous mangeons en plein air sur la terrasse quand la météo le permet. Elle sait que j’apprécie mon nouveau statut, cette indépendance qui me permet de dire les choses en face… peut-être pas systématiquement, mais plus souvent.
Je raccroche. Une réunion figure dans mon agenda. Si elle se tient dans les locaux, nos visages seront partiellement cachés par des masques. Et si elle a lieu sur une interface digitale comme Zoom ou Teams, j’espère que les caméras seront allumées, pour lire les physionomies de mes interlocuteurs. Je trouve étrange que certains montrent leurs visages et d’autres, pas.
En espagnol, j’apprécie l’expression dar la cara, littéralement montrer le visage. Elle signifie répondre de ses actes et affronter leurs conséquences, et, par extension, adopter une attitude de courage et d’engagement, alors que les autres s’inhibent. Dar la cara, c’est le contraire de perdre la face, c’est la gagner. Et s’il y a quelque chose qui n’a pas changé dans ma nouvelle vie professionnelle, c’est que je dois continuer de dar la cara. Je prends mon cahier et mon stylo, je redémarre l’ordinateur et je me prépare. Une nouvelle après-midi au travail commence.
Image : fancycrave1 de Pixabay