Je marche dans mon royaume rétréci de π (Pi) km2. Le boulevard Diderot est presque désert, des promeneurs avec leurs chiens, des joggeurs. Il n’est pas encore huit heures, un mercredi matin d’avril. Quelques voitures, quelques camions de livraison. Dans les rues perpendiculaires, j’entends les oiseaux chanter une nouvelle journée.
Je pense à un poème de Michael Ondaatje intitulé Traductions de mes cartes postales (Translations of my postcards). L’animal ou le paysage choisi représente la situation politique du lieu où il se trouve. Le timbre collé en biais sous-entend un danger imminent. Il continue : « La fausse date signifie que je ne suis pas où je devrais être […] Une carte postale vide dit que je suis dans une région sauvage(The false date means I am not where I should be […] A blank postcard says I am in the wilderness) ».
Je marche et mes yeux cherchent des fleurs. Les rosiers anglais blancs et rouges dans l’impasse Barrier, près du marché d’Aligre. Les massifs de roses du boulevard Voltaire en arrivant sur la place de la Nation et ceux de la rue de Terre Neuve. Je respire le parfum des lilas à côté du square de la Roquette et celui du jasmin rue de Chanzy. J’admire les silhouettes des iris violets plantés au pied des marronniers en fleur rue Crozatier.
Je remarque pour la première fois le mural inauguré récemment le long du Père Lachaise pour les morts de la première guerre mondiale. Mes yeux cherchent mon nom de famille. Mon arrière-grand père est rentré vivant des tranchées. Mais notre nom de famille est bien gravé là, parmi les morts de 1918, avec le prénom Albert à côté. Un inconnu. Un cousin très lointain ?
Avant que l’heure ne s’écoule, si j’ai le temps, je m’arrêterai à la boulangerie rue de Charonne pour acheter une baguette.
Cet étrange printemps ne contient que des messages codés, que des cartes postales à traduire.
Une amie institutrice envoie une caricature sur le déconfinement. J’imagine qu’elle s’interroge sur ce qu’il va se passer dans les écoles. J’inclus dans un message les photos d’un yorkshire hirsute et d’un yorkshire peigné avec les légendes « en télétravail » et « au bureau » alors que je suis assise dans ma cuisine un jour (télé)travaillé vêtue d’un t-shirt à paillettes et d’un jean. Je prends des photos de mon atelier couture du moment (un masque) et les transmets à une amie médecin urgentiste. Je veux lui dire mon émerveillement pour ce qu’elle sait faire de ses mains. Ma mère sauve une vieille photo fraîchement digitalisée que mon père s’apprêtait à jeter et me l’adresse. Nous portons du rouge toutes les deux, elle me tient dans ses bras et son pendentif argenté est assorti à la broderie de mon pyjama de bébé. Elle n’a pas besoin d’écrire que je lui manque. Je n’ai pas besoin de lui répondre.
Je ne sais plus très bien quel jour nous sommes et dans quelle contrée sauvage je me trouve. Je marche et je fais l’inventaire des fleurs. Comme pour me rassurer moi-même que le printemps est là, qu’il reviendra. Comme pour me persuader que la beauté existe encore, qu’elle est partout, même dans 3.14 km2. Comme pour me convaincre qu’un jour j’enverrai à nouveau des cartes postales qui n’auront besoin d’aucune traduction.
Bravo Caroline, c’est un texte touchant!
Merci Francine ! Il faut sauver ces petites éclaircies dans la pandémie 🙂