Pendant deux mois, j’ai épié mes voisins. Depuis mes fenêtres et depuis leurs balcons, je les voyais planter de nouvelles jardinières, travailler assis au soleil, prendre l’apéro, faire une séance d’aérobic, fumer en robe de chambre.
« Je te le répète, ne descendez pas du train ! » tonne un père de famille furieux dans la rame du TGV qui m’amène sur la côte ouest. Il est au téléphone et sa femme et lui (et le chat, bien installé dans sa caisse de transport) rejoignent leurs enfants –qui voyagent seuls– à Nantes pour un second trajet –tous réunis– en train. Je ne saurai jamais si les enfants ont obéi.
« Je voudrais réserver un vol depuis l’aéroport du Bourget » dit un jeune homme à casquette et lunettes de soleil attablé seul avec un IPad et une bière posés devant lui. Avec ses cheveux blonds et sa peau rougie par le soleil, il a des faux airs de Juan Carlos d’Espagne dans les années 1960, s’il avait troqué un bateau sur la côte méditerranéenne espagnole pour un bar de plage de la côte atlantique française.
En quelques minutes, sans jamais abandonner le même ton poli, il a réservé un billet dans un avion privé pour Mykonos. 4.700 euros ? Sa voix n’hésite pas une seconde et il confirme son vol. Pas besoin d’un hôtel, déjà choisi. Mais il réserve une voiture de location. Il indique à son interlocuteur de « tout charger sur la carte American Express ».
Il raccroche, il se lève. Il entame une discussion avec une femme plus âgée, installée non loin avec des amis et ses petits-enfants. Il propose de lui offrir un verre en échange d’une cigarette. Quand elle lui fait remarquer que s’acheter un paquet lui coûterait moins cher, il rigole et explique qu’il n’a pas l’énergie de quitter la plage. Il enchaîne les blagues, elle lui tend une cigarette. Il reprend la discussion avec les hommes du groupe, le mari de la première (peut-être ?) et un autre. Tous sont de la génération de ses parents. Il rigole avec les petits-enfants. Il finit par déplacer l’IPad et la choppe de bière à leur table. Je les entends comparer les plus beaux hôtels de Miami. Delano, Mandarin Hotel, les noms coulent dans leurs conversations. Je ne saurai jamais s’il a payé leur addition.
Dans le TVG vers Paris, j’observe mes voisins. Celle qui arrive avec un sac à dos plus lourd qu’elle. Celui qui dépose méticuleusement son livre et ses lunettes de soleil sur la tablette devant lui. Celle qui fait la bise (malgré les masques) à un ami (peut-être ?) qui lui souhaite un bon voyage avant de quitter le wagon. « Puis-je vous confier mon sac d’ordinateur ? » me demande-t-elle, croisant mon regard. « Je vais aller chercher quelque chose à boire ». Je hoche la tête, il fait 30 degrés sur la côte et on dépassera les 35 degrés en s’éloignant de la mer. « Ils ouvriront le bar quand le train aura démarré » je lui dis dans un sourire (derrière mon masque) « et bien sûr je surveillerai votre sac à ce moment-là ».
Lorsqu’elle quitte sa place, je lève les yeux de ma lecture et surveille le wagon. Je me sens responsable de son ordinateur. Elle revient et elle me tend une bouteille d’eau, identique à celle qu’elle tient dans son autre main. « Pour vous. Vous la voulez ? ». Sa gentillesse me prend par surprise. J’hésite. Je saisis la bouteille fraîche comme l’Atlantique et la remercie.
Dans le wagon, peut-être, quelqu’un écrit cette histoire.