Je passe presque tous les jours devant un restaurant qui sert des kebabs. À l’heure du déjeuner, les quatre tables à l’intérieur et à l’extérieur accueillent les clients et la file d’attente s’allonge. Viande halal et prix accessibles expliquent une partie de son succès. Mais les sandwichs doivent être bons car le restaurant aurait fermé depuis longtemps dans un quartier où les loyers sont chers et où plusieurs restaurants n’ont jamais trouvé leur clientèle.
Je n’ai franchi le seuil du restaurant qu’une seule fois, il y a quatre ans.
C’était un soir de printemps. J’avais dîné dans un restaurant argentin situé dans le centre de Paris. J’avais divisé mon attention entre la conversation, la savoureuse viande importée et -je peux l’avouer- le score du match que mon équipe jouait à la même heure. Après un match aller gagné 0 – 2 à Turin, le match retour au stade Santiago Bernabéu ne requérait pas ma présence par écran interposé. Je croyais la qualification acquise. Et pourtant mon téléphone avait égrainé les mauvaises nouvelles : la soirée facile tournait au drame. Quand je quittais le restaurant argentin, le Réal perdait 0 – 3 et était virtuellement éliminé de la ligue des Champions.
C’était un soir de printemps. Je choisis de rentrer à pied. Internet risquait d’être interrompu dans les couloirs du métro. Et c’était cette connexion qui me permettait d’écouter la retransmission en direct du match sur une radio espagnole. J’avançais à pas rapides vers mon appartement, les oreilles entières tournées vers le stade, vers Madrid. Il restait de moins en moins de temps à mon équipe pour marquer le but qui les qualifierait.
L’arbitre a sifflé un penalty en faveur du Réal dans les arrêts de jeu. À cet instant fatidique, alors que le gardien de but de la Juventus protestait, la batterie de mon téléphone a rendu l’âme. Je voyais mon immeuble tout proche mais si je prenais le temps de franchir les derniers mètres, de gravir les étages et d’allumer la télévision, je manquerais le tir au but. J’ai vu le vert fluorescent de la pelouse sur l’écran géant du restaurant de kebabs à ma droite.
J’ai franchi le seuil. Une femme seule. En tailleur pantalon. Avec un sac à main de marque en bandoulière. Pas la clientèle habituelle. L’odeur de friture a envahi mes poumons. Personne ne m’a adressé la parole, ni l’équipe du restaurant, ni les clients. Les cuisiniers ont commenté entre eux que la Juventus ne méritait pas de perdre comme cela, sur la dernière action du match.
J’ai maintenu une expression neutre, un visage impassible. Je n’ai pas dit un mot. Je me suis approchée de la télévision au-dessus du bar. J’ai regardé Cristiano Ronaldo exécuter un penalty parfait. Je n’ai fait aucun geste. J’ai regardé les scènes de liesse dans les tribunes du stade à Madrid, les joueurs du Réal célébrant la qualification arrachée au bout des arrêts de jeu. Un client a glissé quelque chose en faveur de mon club. Je suis ressortie du restaurant.
Nous échangeons des « te souviens-tu où tu étais quand… ». Le plus souvent, il s’agit de moments funestes marqués par la violence et le drame. Les déclarations de guerre, les attentats, le décès d’un homme politique ou d’une princesse. Mais je peux me rappeler de cette qualification arrachée alors que je me trouvais dans un restaurant où je n’ai plus jamais mis les pieds. Mais je peux me rappeler de ce but que j’ai célébré en différé. Et du sourire de la victoire qui se dessinait sur mon visage une fois de retour sur le boulevard.
Image de rubns28 de Pixabay
Bonjour Caroline nous avons au moins un point commun nous aimons le foot et le Réal Madrid belle journée à vous et merci pour ce texte
Merci Yannis 🙂
J’ai préféré leur rendre hommage avant le match retour de la ligue des champions…