Mon père voulait nous apprendre à jouer au poker avec un jeu de cartes et des allumettes. Mais les quintes et les flushs sont restées un projet et nos parties d’échecs ont continué.
Le poker est décrit comme un mélange subtil de hasard et de talent. Les cartes sont distribuées de manière aléatoire mais les joueurs gagnent ou perdent au-delà de ce que leur permettent leurs cartes en fonction de leur aptitude pour le jeu.
Quand le virus, le (dé)confinement et la météo parisienne ont fait preuve de clémence, j’ai déjeuné près du bureau avec des collègues. Quelques uns sont des amis. À l’air libre, le masque plié dans mon sac à main mais le flacon de gel hydroalcoolique posé sur la table, un intrus à côté de la carafe d’eau protocolaire et d’un cendrier superflu.
Je me souviens. Des nouveaux restaurants, découverts au milieu d’un quartier pourtant si familier, sous les arbres derrière un théâtre ou dans une petite rue. De la collègue qui a décrit sans s’arrêter son job (présent et passé) et ses vacances d’été, sans jamais poser la moindre question aux personnes qui partageaient son déjeuner. Des conversations entrecoupées aux tables voisines, où semblaient parfois se décider des recrutements ou des succès commerciaux. De ceux (celles) qui ont un bon coup de fourchette et de ceux (celles) qui hésitaient au moment de commander. Dans le monde de la mode, le « je ne prends jamais de dessert » n’est jamais très loin.
Nos déjeuners ressemblaient à des parties de poker, aussi. Un jeu d’adresse et de hasard où les cartes sont des informations. Que faut-il révéler de ce que nous savons, de ce que nous déduisons, de ce que nous imaginons ? Que voulons-nous connaître ou comprendre ? Un ancien collègue affirme souvent : « c’est un secret donc je te le dis ». J’ignore s’il applique son propre adage.
Personne ne joue cartes sur table.
Tel un joueur devant le tapis vert, je tiens soigneusement mes cartes dans mes mains. J’avance avec prudence dans le fil de la discussion, partageant avec parcimonie ce que je sais. Je m’attache à ce qui réveille ma curiosité. Je mesure ce que je dévoile, ce que je révèle. Je prends acte de ce que j’apprends. Je bluffe, parfois. Les collègues ne verront pas grand-chose de mes cartes. Les amis peut-être une partie de mon jeu. J’aimerais que les choses soient plus simples, surtout dans les clairs-obscurs qui seront peut-être des amitiés. Mais aujourd’hui j’ai la nostalgie de ces ballets de paroles qui se finissent par un café.
Mon père ne nous a pas appris à jouer au poker, mais il nous a appris à jouer aux échecs. Un jeu qui se joue autour d’une table. Un jeu où tout est visible sauf la stratégie des joueurs. Comme tous ces déjeuners.
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