« Vous êtes l’élite de la nation » dit le directeur de l’école en donnant la bienvenue dans son établissement supérieur à tous les étudiants. Je n’ai jamais oublié l’émotion que j’ai ressentie en entendant ses mots.
Mes parents m’ont inculqué deux valeurs contradictoires. La première, une croyance dans les vertus de la méritocratie : faire les meilleures études, travailler dur, devoir ma réussite aux efforts fournis. La seconde, une conviction profonde que le hasard détermine très fortement ce que je peux accomplir. Comme chante Maxime Le Forestier, ce n’est pas la même chose d’apprendre à marcher sur les trottoirs de Manille, Paris ou Alger. Loterie de la naissance : famille, pays, époque. Et cet aléa doit alimenter d’autres principes, le respect de nos semblables, la générosité, l’équité, le partage, la protection des biens communs.
« Vous êtes l’élite de la nation » dit le directeur de l’école et j’eus un mouvement de recul. Il souhaitait peut-être flatter les égos d’étudiants qui venaient de se consacrer corps et âmes à préparer le concours d’entrée, nous confirmer que nous étions « la crème de la crème », appelés à des grands destins, les élus parmi les milliers de prétendants. Je n’ai pas entendu cela. Le directeur connaissait, comme toutes les personnes présentes ce jour-là, le principe de reproduction sociale. En France, malgré nos dirigeants politiques qui vantent la méritocratie et l’ascenseur social, l’appartenance à une classe sociale est majoritairement déterminée par le milieu d’origine. Nous n’étions pas une élite, nous étions les héritiers. J’aurais préféré entendre un discours plus honnête. J’aurais préféré entendre quelque chose comme la chanson de Le Forestier, le conseil de tout faire pour être dignes de notre chance. Quatre ans plus tard, dans la même salle et devant la même assemblée, le directeur de l’école me remettait mon diplôme, symbole durable de mon ambivalence.
Douze clubs de football européens ont annoncé dimanche leur projet de créer une Superligue pour laquelle ils seraient toujours qualifiés, quels que soient leurs résultats dans leurs championnats domestiques, dans la lignée des franchises américaines et de l’Euroligue de basketball. À la tête de l’initiative se trouvait le président du Real Madrid, qu’il positionnait comme un des douze clubs fondateurs. Bien sûr, les clubs les plus riches concentrent les meilleurs joueurs et dominent les compétitions. Bien sûr, les mafias que sont l’UEFA et la FIFA n’ont en rien contribué à un meilleur équilibre des ressources ou à établir un fair play financier effectif. Mais le vernis de la méritocratie donne aux gagnants l’illusion de mériter totalement leurs trophées. Et quand les clubs de la Superligue ont proclamé « nous sommes l’élite de la nation [football] », de nombreux supporteurs, joueurs, entraîneurs et autres dirigeants politiques ont eu un mouvement de recul. La Superligue a été enterrée, pour l’instant.
Pendant quelques heures, j’ai douté. Fallait-il abandonner mon club, oublier un quart de siècle passé devant leurs matchs, à célébrer leurs succès ? Que faire si le président Florentino Pérez -qui n’est pas le propriétaire du club, car le Real Madrid est une association sportive détenue par ses socios– reniait les valeurs du sport qu’il fait semblant de connaître et d’aimer ? Je n’ai jamais été naïve sur le poids de l’argent dans le football, ni même sur l’attrait qu’avait représenté (et représente encore) pour moi un « super club », mais ne devais-je pas voir dans la Superligue le point de rupture ?
Les valeurs auxquelles je crois sont parfois en contradiction les unes avec les autres. J’entretiens une relation ambigüe avec les privilèges dont je suis l’héritière. Mon passeport français. Mon diplôme. Et, car il faut que je l’ajoute à cette liste, avec l’incroyable palmarès de mon club de football. Mais devant un match, j’oublie mes paradoxes. Mais devant un match, le plaisir du jeu m’emporte, comme lorsque j’avais quinze ans, comme si j’avais quinze ans. Car cette émotion non plus, je ne l’ai jamais oubliée.
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