Le rêve inachevé

La ville a été imaginée par un architecte français, un rêve de lignes géométriques, de marbre et d’idéaux. Elle a été bâtie par des esclaves sur une terre marécageuse. Aujourd’hui, ses habitants n’élisent ni député ni sénateur et ne votent aux élections présidentielles que depuis 1964. Elle est divisée en deux, un quadrant nord-ouest prospère, trois autres quadrants marqués par les discriminations, la pauvreté et la violence. Pendant plusieurs années, elle a détenu le record du nombre d’homicides par habitant de toutes les Amériques.

Il y a bien longtemps, un après-midi du mois d’août, j’ai marché depuis mon bureau jusqu’au Lincoln Memorial, ce temple laïque construit en hommage au Président assassiné qui fait face au Congrès, à l’autre bout de l’immense pelouse du Mall, bordée des musées nationaux et de la Maison Blanche. Sur les escaliers en marbre blanc, j’ai trouvé l’inscription qui commémore le lieu où, le même jour 40 ans plus tôt, Martin Luther King prononçait son discours I have a dream lors de la marche en faveur des droits civiques des noirs américains. J’ai regardé la reflecting pool et l’obélisque. Je me suis arrêtée devant la statue d’Abraham Lincoln. Ses deux plus célèbres discours sont gravés dans la pierre du monument, dont l’adresse de Gettysburg où il encourageait  les citoyens américains à finir le travail inachevé (unfinished work) : la liberté et l’égalité pour tous.   

Les vestiges de mon année passée à Washington DC incluent des photos, des livres, de la vaisselle et quelques textes. Je peux y lire l’ombre prodigieuse de la guerre en Irak, ma crainte (non réalisée) d’être mal accueillie alors que mon pays avait refusé de se ranger derrière ses alliés américains dans ce conflit. Je peux y lire mon indépendance et ma capacité d’adaptation, ma joie de travailler dans une équipe internationale. Je peux y lire les petits plaisirs du quotidien, les livres dévorés et mes voyages sur la côte Est, de New York jusqu’à la baie de la Chesapeake.

Dans ces textes, je ne décris jamais la cassure qui sépare la ville en deux. J’habitais et travaillais dans le prospère nord-ouest et ne me rendais dans les autres quadrants que pour leurs sites touristiques (dont la librairie du Congrès ou Union Station). Je vivais dans une ville à majorité noire, mais à l’exception de mes voisins de palier (un couple African-American), les personnes que je connaissais, que je rencontrais, avec lesquelles je travaillais étaient quasi-exclusivement blanches ou asiatiques. L’incompétence du Président, le scandale du Patriot Act et l’absurdité de la guerre en Irak m’insurgeaient plus que Washington DC elle-même.

Dans un carnet de cette année-là, glissé à côté de mes billets d’avion, je trouve un minuscule ticket bleu. Je pense savoir ce qu’il représente. Un numéro d’attente pour obtenir mon numéro de sécurité sociale américain. Un matin de juin, dans un immeuble gris et anonyme du centre de Washington DC, j’avais rempli leur formulaire et coché White dans la catégorie ethnicité. En France, nous n’avons jamais à le faire (sans que cela ne résolve rien). J’avais regardé cette femme assise à côté de moi, aux cheveux bruns et aux yeux légèrement bridés et à laquelle je ne pouvais pas donner ni âge ni origines. J’avais pensé à ma mère qui cochait African en Californie et montrait sa ville natale sur la carte à tous ceux qui lui demandaient de corriger. Aucun acte de critique ou de contestation de ma part. J’ai gardé le ticket et le souvenir, un travail inachevé.   

Ces jours-ci, je pense au rêve inachevé de Martin Luther King, ce rêve de fraternité entre les hommes quelles que soient leurs origines ou leurs couleurs de peau, ce rêve d’être enfin tous libérés (free at last) de l’oppression, de l’ignorance et du racisme. Je range mes carnets, les albums photos et un minuscule ticket bleu.  

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