Dans le métro qui me transporte jusqu’au 15e arrondissement, je lis Le feu, journal d’une escouade d’Henri Barbusse. Publié sous forme de feuilleton en 1916, prix Goncourt la même année, le roman est une plongée dans la première guerre mondiale, une immersion totale dans l’enfer des tranchées.
Le récit commence par des instantanés du quotidien des soldats. Les tenues vestimentaires rafistolées contre le froid et l’humidité. Leur préoccupation constante pour la nourriture (souvent mauvaise) et les rations d’alcool, pour le feu et la chaleur. Les objets personnels qu’ils emportent dans leurs bardas, les lettres et les photos de leurs familles préservées comme des trésors. La camaraderie entre les poilus venus de tout le territoire. La météo avec la boue et la pluie omniprésentes. Le rythme des combats, qui voient l’escouade partir quelques jours au front, puis revenir en arrière avec la relève, puis retourner au front. Les injustices et les inégalités sociales qui perdurent : les « coloniaux » envoyés en première ligne, les riches et les connectés qui ont obtenu des affectations à l’arrière, loin du danger. Et alors que la menace s’approche, quand l’escouade perd des hommes, l’humour mordant des soldats sauve de la tragédie. « Il faut bien qu’il y en ait qui fassent fortune. Tout le monde ne peut pas se faire tuer » dit l’un des poilus en parlant des civils qui s’enrichissent de l’économie de guerre.
Le héros du roman n’a pas de grade ni de signe distinctif. Il n’a même pas de nom. Il est au cœur de l’escouade. Il tient un carnet de bord. Il dit « je ». Sa vie ressemble à celle d’Henri Barbusse, journaliste et écrivain qui s’est engagé en 1914 alors qu’il avait fêté ses 40 ans et qu’il souffrait de poumons fragiles. Je relis des passages dont la poésie m’émerveille. Et surtout, je prends note de toutes les expressions d’argot que l’on utilise encore aujourd’hui. Les soldats disent ramener sa fraise, rabouler, cent balles (pour cent francs), rigolo, etc. Ils utilisent aussi des mots d’arabe qui semblent avoir été apportés par les combattants nord africains comme chouïa, macache, besef, etc. Le roman a été un succès incroyable à sa sortie, applaudi par les poilus pour la véracité de ce témoignage.
L’absurdité de la guerre transparaît. Une tranchée internationale partagée avec les Allemands où seuls deux guetteurs marquent la frontière. La fraternisation avec des Alsaciens engagés dans l’armée allemande (car l’Alsace-Lorraine est allemande depuis 1871) qui conduisent un des membres de l’escouade pour qu’il rende visite à sa famille de l’autre côté des lignes allemandes. Le pilote qui survole le front et voit des deux côtés les soldats lors des messes dominicales, priant Dieu d’être avec eux.
La violence s’immisce peu à peu. La violence contre la terre, contre les arbres. Les soldats qui imaginent qu’un jour ils laboureront à nouveau ces terres semées de bombes. Les villages détruits. Les baïonnettes, les fusils, la mitraille, les obus, le gaz. Henri Barbusse décrit le front après la bataille comme « un cimetière dont on aurait enlevé le dessus ». Sur une page centenaire, je lis l’insoutenable.
Pourquoi n’ai-je pas lu ce roman quand j’étais au lycée ? Nous lisions Anne Franck, Primo Levi et tellement d’autres récits sur la deuxième guerre mondiale. « On s’arrache mal de la nuit ; on n’arrive plus jamais à s’en défaire tout à fait », j’ai surligné au début, quand le narrateur décrivait les matins fourbus dans les tranchées. Mais c’est de ce livre dont j’aurais du mal à m’arracher, mais c’est de ce livre dont je n’arriverais plus jamais à me défaire tout à fait.
Le livre est dans le domaine public, disponible gratuitement ici.
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Oui, j’ai lu ce livre ce récit fort et poignant et tu en parles très bien, j’ai toujours dans un coin de la tête comme l’expression de ces hommes ces femmes qui ont vécu (qui vivent) l’invivable, moi qui vis « le cul dans la graisse »
Bleck
Merci Bleck pour ce commentaire. Je pense que ce livre va me suivre, comme il te suit.
Je suis allée au Père-Lachaise et Henri Barbusse est bien accompagné, non loin de la tombe de Paul Eluard et du mur des fédérés.
Maintenant que tu le précises, je me souviens du monument funéraire de Barbusse au Père-Lachaise, par ailleurs le mur des fédérés est un endroit qui à chaque fois m’a bouleversé.
L’année dernière et par le plus grand des hasards lors de l’anniversaire de la Commune j’ai pu assister à un (pauvre) rassemblement de vieux anars, de ces personnages comme seul un certain Paris peut en montrer, pour qui sait regarder… c’était très particulier comme un moment suspendu presque des images de « salon de curiosités »
Bleck
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