Je vis seule à l’étranger pour la première fois. Ma nouvelle ville, Washington DC, semble me questionner. Es-tu dépaysée ? As-tu peur ? Comprends-tu nos codes ? Les écureuils traversent les avenues sur les câbles électriques. Les quartiers des ambassades côtoient ceux des balles perdues. Personne ne court quand je sprinte pour attraper le métro qui arrive sur la plateforme (et je suis la dernière à m’en rendre compte).
Ma nouvelle ville s’interroge sur mon identité. “Are you French ?” Je ne sais jamais si la personne qui me pose la question va me parler de la guerre en Iraq et des freedom fries qui ont remplacé les French fries ou d’un inoubliable séjour à Paris ou en Provence. “Are you Caucasian ?” sonde le formulaire de la sécurité sociale. “Are you Portorican ?” m’interroge une jeune femme dans le salon de coiffure. Je dis non en espagnol et j’entame la conversation dans la langue de Cervantes. “Are you twins ?” nous demande une vendeuse quand je me trouve dans une boutique de meubles et décoration avec ma sœur, qui me rend visite pour quelques jours. Pour la première fois depuis notre adolescence nous sommes identifiées d’un coup d’œil comme des fausses jumelles.
Mais il y a des lieux qui ne me posent pas de questions.
Je me sens chez moi dans les restaurants qui servent toutes les cuisines du monde (ou presque). Restaurants éthiopiens, levantins, espagnols, thaïs. Je me sens chez moi dans la cuisine de mon appartement où j’imite toutes les recettes de mon enfance, auxquelles j’ajoute un répertoire de recettes américaines, y compris les classiques de Thanskgiving.
Je me sens chez moi au bureau, aussi. « Je m’en fiche que votre langue maternelle ne soit pas l’anglais » dit le grand chef de mon département « vous êtes là pour toutes les autres langues que vous parlez ». Nous comptons tellement de nationalités et d’origines différentes que nous pourrions être à l’ONU.
Je me sens chez moi au milieu des livres, sans aucun doute. Ceux de la bibliothèque municipale de mon quartier. Et ceux de la librairie Politics & Prose. Cette librairie indépendante fait face à une église et à une caserne de pompiers au nord de Connecticut Avenue, presqu’à la frontière avec le Maryland. J’habite à 200 mètres. Mon refuge. Des milliers de livres, un salon de thé et des présentations quotidiennes avec des auteurs. Dans ses rayonnages, je ne me sens ni dépaysée, ni perdue, ni une étrangère. Si je me sens seule, je peux m’y rendre en fin de journée et écouter un auteur présenter son nouveau livre, lire un extrait et répondre aux questions du public.
Il y a quelques jours, l’attaquant argentin de la Juventus Paolo Dybala a posté une photo sur Instagram avec les mots « Amérique du sud ». Sur l’instantanée, 3 Sudaméricains (dont Dybala) … et Cristiano Ronaldo, qui est né à Madère et pas au Brésil. Au lieu de corriger son camarade de jeu sur ses connaissances de géographie, Ronaldo a ajouté « citoyen du monde ».
Chez Politics & Prose, je suis citoyenne de la république des livres. Les personnes autour de moi sont mes compatriotes, la librairie notre capitale fédérale et les livres entre nos mains les seuls papiers qu’il nous faut.
Crédit photo : Politics & Prose