J’avançais dans un couloir à pas rapides, ballerines aux pieds, quand j’entendis le « où sont tes talons aiguilles [where are your heels] ? » du directeur de casting. Je me trouvais dans un gratte-ciel de Shanghai, entre une salle de réunion où se trouvait mon bureau provisoire et un document à obtenir, une photocopie à faire ou un rendez-vous à prendre. « Je suis mieux à plat » je répondis en riant, laissant derrière moi les silhouettes élancées des mannequins chinoises et russes convoquées pour des essais et qui défilaient dans le même couloir. Je faisais mes premiers pas dans le secteur de la mode. J’avais beaucoup de choses à apprendre et j’étais incapable de marcher avec des talons.
J’ai continué de marcher vite. J’ai traversé les halls des aéroports et les lobbies des hôtels, les centres commerciaux et les grandes avenues. J’ai pris mes habitudes dans les capitales de la mode. Paris, Londres, Milan, Moscou, Dubaï, Singapour, Hong Kong, Shanghai, Tokyo, Los Angeles, New York. J’ai fait des détours, toujours à la même vitesse, vers la Grande Muraille, le Palais de l’Hermitage ou le temple de Borobudur. Avion, train, métro, tramway, bus, voiture, bateau, téléphérique. Toujours avec des chaussures plates. Une paire de bottes en hiver, les éternelles ballerines et ces Converses kaki qui ont fait autant de tours du monde que moi.
« J’adore tes chaussures » disaient mes collègues quand je portais les sandales Zara orange, rose et rouge achetées pour 15 euros à Hong Kong quand ma valise était arrivée avec un jour de retard. Plates mais à bouts pointus, comme un compromis esthétique, comme le signe de mon adaptation.
J’ai occupé ensuite un bureau permanent sur un site de production situé près de Barcelone mais qui aurait pu être localisé dans une banlieue industrielle française ou italienne. Avec des ballerines les jours chics, des baskets les jours efficaces. J’ai continué de marcher vite, à travers l’usine, vers mes cours de conduite, pour finaliser les projets.
« Où sont tes talons aiguilles ? » semblaient me dire mes collègues du siège social quand je suis rentrée à Paris, elles qui sortaient des escarpins de leurs placards ou de sous leurs bureaux les matins en arrivant. Je ne savais toujours pas marcher avec des talons. J’avançais à leurs côtés dans les couloirs et je me demandais parfois où j’avais mis les pieds.
J’ai décidé il y a quelques mois d’arrêter de courir. De quitter ce secteur où j’ai travaillé pendant presque dix ans, où j’ai tellement appris. D’aller moins vite, pour mieux discerner les chemins de traverse. De tenter de trouver ma voie, pas à pas, dans la nouvelle année.
Un après-midi de décembre presque comme les autres, j’ai rendu mon ordinateur et mon badge et j’ai dit au revoir à mes collègues. J’ai pris le métro avec des bottines aux pieds et, dans un sac, le cadeau offert par une collègue il y a trois ans et jamais utilisé. « C’est ma pointure mais je ne les mets pas. Je te les offre si elles te vont » s’était-elle expliquée en me tendant l’élégante boîte posée sur une étagère de son bureau. Dix ans après Shanghai, j’ai appris à connaître le secteur de la mode mais pas à marcher avec des talons aiguilles. Dix ans après Shanghai, j’emportais avec moi des souvenirs et une paire de chaussures à talons.
Beau texte…Je cherche pourquoi. A cause des chaussures, cette façon de marquer sa distance ? Non, je retiens plutôt cette quête de la vie, de la vraie vie, que l’on n’atteint peut-être jamais, mais qui n’en est pas moins notre meilleur guide. Je me trompe ?
Très belle année.
Guy
Merci Guy et très belle année également. Je pense que l’image des chaussures fait aussi écho à notre volonté à chacun de trouver notre voie, notre chemin ou en tout cas le chemin que préfère nos pieds.
A bientôt sur Twitter & sur le blog
Caroline
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