Dans les années 1990 en Espagne, la publicité d’une marque de produits nettoyants affirmait « le coton ne ment pas » (el algodón no engaña) : le test final consistait à passer un disque de coton sur une surface pour contrôler qu’elle était désormais parfaitement propre.
Je me suis préparée au permis de conduire à deux reprises. La première, je résidais en banlieue parisienne et prenais des cours dans des villes arborées et sur les voies rapides d’Ile de France. Le précieux sésame occupait de nombreuses conversations avec un ami américain, Frank, qui résidait en Arizona. Lui et moi étions confrontés, coïncidence du destin, à nos difficultés pour apprendre à conduire et à des moniteurs d’autoécole racistes.
Pour Frank, c’était les commentaires insultants de son prof envers les Latinos accusés de tous les maux. Pour moi, c’était le discours du Front National en version allégée, avec les attaques contre « les immigrés », « les Arabes » ou « les musulmans ». Jamais en continu, mais toujours là. Et enfermé dans l’habitacle d’un véhicule en mouvement, concentré sur la route, aucun de nous ne pouvait échapper aux propos de son moniteur. Nous avions choisi de les laisser parler, de mesurer leurs préjugés comme nous apprécierions la jauge d’essence sur le tableau de bord. Le passager de Frank considérait seulement le nom de famille wasp et le teint pâle de son élève, sans savoir que la mère de Frank est Mexican-American. Et de ce côté de l’Atlantique, j’imagine que mes moniteurs ne se posaient aucune question à mon égard.
À l’époque, la situation nous faisait sourire. Dans nos deux pays, les mêmes ignorants et les mêmes tristes idées. Nous avions l’impression de mener une enquête, de nous situer derrière les lignes ennemies, capables d’observer les modes de raisonnement de personnes dont nous ne partagions pas les idées politiques. C’était notre version du test du coton. Et très fréquemment, trop fréquemment, le coton ressortait sali par les propos qui nous étaient tenus.
Les années sont passées. Frank a eu son permis, moi aussi. Il est devenu journaliste, il a vécu à Boston avant de revenir dans la région de Phoenix où il bosse pour un média destiné à un public latino. Il signe ses articles avec deux noms de famille, celui de son père suivi de celui de sa mère, comme le veut la coutume espagnole. Je lui ai souhaité un joyeux anniversaire l’année dernière via LinkedIn, mes vœux sont restés sans réponse, perdus sans doute dans le flot digital.
Nous avions l’impression de mener une investigation, d’être capables de prendre de la distance face aux discours toxiques. Je me demande maintenant quel était le prix de notre silence. Étions-nous des canards sur lesquels les préjugés glissaient comme de l’eau ou des cotons démaquillants usés par les salissures ? Qu’avons-nous véritablement évité ? D’être discriminés ? Que tentions-nous de protéger ? Comment réagir quand les comportements répréhensibles proviennent de personnes détentrices d’une forme de pouvoir ? Quelles auraient les réactions de nos moniteurs d’autoécole si nous avions seulement –sans donner d’explication– qualifié les propos qu’ils tenaient et exigé un changement ?
Les années sont passées et le racisme a continué de se manifester souvent et partout autour de moi. La publicité à la télévision espagnole avait raison : le coton ne ment pas. Mais il n’y a pas de produit vendu en grande surface qui permette de nettoyer ce poison-là.
Image par tove erbs de Pixabay
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