Il est vingt-deux heures ou vingt-deux heures trente. Une tasse de thé rouge fume sur la table basse de mon salon et son parfum accompagne l’heure. J’ouvre un agenda moleskine à la date du jour. J’ai mis sur pause une série ou un film, interrompu une lecture, mis en sourdine un match du Réal. Un stylo bille bleu attend à côté de la tasse. Je le saisis entre deux doigts, positionne sa silhouette plastique à la perpendiculaire de la feuille. Plusieurs fois, un professeur ou un camarade de classe s’est étonné de cette géométrie si particulière de ma main et du stylo.
Sur le papier satiné couleur ivoire, je dessine quatre signes, à intervalles réguliers, sur la page blanche de la journée : un plus, un cœur, un cercle et une lettre S. Chacun correspond à ce que je veux capturer.
En face du signe positif, j’écris une bonne action de la journée. Une que j’ai accomplie : tenir une porte à quelqu’un, orienter des touristes perdus dans mon quartier, mettre en relation deux personnes que je connais. Ou une dont j’ai été témoin. Ceux qui portent secours à une autre personne, les bonnes actions qui parfois surgissent dans les médias.
Pour le cœur, j’écris mon moment préféré de la journée. Ce moment est presque toujours un instant partagé avec une autre personne : un bon repas, une exposition dans un musée, une excursion proche ou lointaine. Mais je peux y capturer un bon livre, une victoire de mon équipe, une balade dans Paris.
Le cercle représente le monde dans mon dictionnaire personnel des abréviations. Je le complète d’une chose apprise dans la journée. La durée du règne de Louis XIV par rapport à celui d’Elizabeth Il, le sens du mot hopscotch en anglais (marelle), la découverte du réchauffement climatique par des scientifiques suédois au début du 20e siècle.
Enfin, pour la lettre S, celle de story, celle de scribe ou de script, je cherche le moment de la journée qui pourrait devenir une histoire. Comme l’ancien salarié devenu millionnaire qui crée la plus grande roseraie d’Europe. Comme le footballeur qui paye un marabout pour gagner la coupe du monde.
L’exercice m’oblige à m’arrêter sur la journée écoulée. A considérer ce qu’elle contient d unique. Mais l’exercice me transforme avant même que je prenne le stylo. Tout au long de la journée, je mets sur pause ces instants fugaces, ces moments infimes qui pourraient finir sur la page de l’agenda. Mieux encore, j’agis. Puis-je lire un article ou un livre sur quelque chose que je ne connais pas ? Puis-je rendre service à une personne ? Et si la conversation de mes voisins de table au restaurant que j’écoute d’une manière distraite se transformait en dialogue d’une prochaine histoire ?
Dans Live wire, un personnage du romancier Harlan Coben célèbre ce qu’il nomme les good things, ces choses qui rendent la vie plus belle mais qui s’arrêtent un jour, qu’il illustre avec les concerts de Springsteen, les romans de Philip Roth, les chansons des Beatles. Chaque jour, dans un petit carnet, je capture quatre bonnes choses, quatre good things. Et je garde de la journée cette page qui est mon port d’attache, ma boussole et ma destination.
Image par Emerald Beetle de Pixabay