Le boulevard Voltaire, entre la place de la République et la place de la Nation, traverse le 11e arrondissement. Il a été tracé lors de la modernisation de Paris par Haussmann au 19e siècle et devait permettre un accès dégagé et facile à la police (ou à l’armée) au cœur de ce quartier prompt aux soulèvements révolutionnaires. Progressivement, les 3 kilomètres du boulevard sont devenus l’un des principaux lieux des manifestations parisiennes. J’habite à proximité depuis plus de 15 ans. Je suis souvent spectatrice, rarement participante.
Dimanche 1er mai, le cortège de la CGT et d’autres syndicats et partis de gauche est annoncé dans l’après-midi. Démarrage à 14h30 place de la République. Fin place de la Nation. Je retrouve une amie au métro Charonne pour un café en terrasse. Policiers et CRS occupent déjà le carrefour. Un frisson me parcoure en les voyant là, sous le panneau Place du 8 février 1962 qui commémore ce lieu où des manifestants de gauche ont été tués par la police lors d’une manifestation pour réclamer la fin de la guerre d’Algérie.
Un café plus tard, je rentre chez moi. Le cortège des manifestants est encore loin, place Saint-Ambroise ou place Voltaire, sous ces platanes qui projettent leurs ombres vertes sur les façades haussmanniennes. Côté place de la Nation, flics et gendarmes, armés et carapaçonnés comme des insectes, attendent en silence. Aucune voiture ne circule sur le boulevard et les passants parlent à voix basse.
De mon salon, j’entends le brouhaha de la manifestation au loin, comme tellement d’autres week-ends. L’intemporel For me formidable de Charles Aznavour résonne dans le canyon urbain, mais la musique est vite interrompue par un bruit d’explosion.
Un nuage de fumée noire est visible depuis la fenêtre de ma cuisine, en surplomb. Je conseille à ma sœur de rester de son côté du boulevard, elle qui habite à côté, à la limite du 20e arrondissement. Au téléphone, mon père me dit « on voit ton immeuble à la télévision ». Des flammes jaillissent à l’intersection entre le boulevard Voltaire et une rue perpendiculaire. Des hommes cagoulés envoient des projectiles contre des policiers. Le primeur ferme, rangeant les cagettes de fruits et légumes en précipitation. Quelques pompiers arrivent. Je prends des photos. Je n’ai jamais vu autant de violence sous mes fenêtres. Une fumée blanche et âcre recouvre le boulevard. J’ai la gorge et les yeux qui piquent. Ma mère dit, au bout du fil, « mets du vinaigre sur un chiffon contre les gaz lacrymogènes ». (Elle sait quoi faire, évidemment). Je referme la fenêtre de ma cuisine. J’essuie les larmes au coin de mes yeux. Fichus lacrymogènes.
Plus tard, les vrais manifestants arrivent et entonnent l’Internationale dans une ambiance bon enfant. For me formidable chanterait Aznavour.
Je me promène sur le boulevard. Les banques et les agences immobilières réparent leurs vitrines étoilées et effacent les tags. La journée du travail va leur demander du temps et de l’argent pour nettoyer les dégâts. Les barricades édifiées dans les rues perpendiculaires ont disparu. Une agence Crédit Agricole est recouverte de revendications et ses vitres sont brisées, mais le mural coloré mélangeant l’esthétique de Klimt avec l’univers des superhéros américains n’a pas une égratignure : comme dans un film, Supergirl attend un prochain défi et Mary Jane Watson embrasse Spider-Man.
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On s’y croirait. Bravo Caroline.
Merci Catherine 🙂