Les masques des super-héros s’inscrivent dans une longue tradition, où les masques permettent de devenir quelqu’un d’autre : masques du théâtre grec, masques africains, masques du carnaval à Venise, etc. À l’écran, je regarde le super-héros, en costume, ou son alter égo, un quidam, au milieu de la foule. Rares sont les instants où cette ligne se brouille, comme dans une scène du deuxième Spiderman du réalisateur Sam Raimi. Sans son masque qu’il a retiré car il était en partie brûlé, l’homme-araignée parvient à freiner un métro aérien qui menace de tomber dans le vide en le plaçant au cœur d’une énorme toile dont il est le centre. Le métro s’arrête et Spiderman, épuisé par l’effort, s’évanouit. Les passagers lui portent secours, lui rendent son masque et promettent de protéger son identité, celle de Peter Parker.
Dans l’anonymat de la grande ville, je jauge (et juge) les autres en continu, dans un ballet de neurones, de premières impressions et de préjugés. Maintenant, je dispose d’un nouveau critère : le port du masque contre le coronavirus. J’observe. Ceux qui ne le portent pas. Comme dans un TER pour la Normandie, à quelques sièges des contrôleurs de la SNCF, comme dans le métro, en costume-cravate pour aller travailler. Ceux qui le portent au poignet, en foulard autour du cou, en boucle d’oreille, en bavoir. Ceux qui le portent mal, juste en dessous du nez. Ceux qui le retirent pour parler. Ceux qui portent des masques en tissu réutilisables. Ceux qui portent des masques jetables. Ceux qui le portent dans les endroits où il est obligatoire. Ceux qui le portent dans des endroits où il n’est pas obligatoire.
Et avec le port du masque, j’interprète une multitude de valeurs et d’attitudes. Civisme. Respect des autres. Respect des règles. Aversion au risque. Appétence au risque. État de santé. Tolérance au changement. Capacité d’adaptation. Confiance dans les pouvoirs publics. Rébellion. Insouciance. Respect de l’environnement. Négligence. Exemplarité. Confiance dans le collectif. Méfiance envers les autres. Rousseau ou Hobbes. Et avec le port du masque, j’imagine une multitude de vies. Pique-niques et barbecues. Dîners au restaurant et dans des appartements. Voyages en avion. Soirées d’anniversaire. Salles de sport. Cinémas. Boîtes de nuit. Rave parties en Lozère. Plages nudistes près de Montpellier. Spectacles au Puy du Fou. Les tribunes du Parc des princes.
Un objet inconfortable symbolise parfaitement cette période si incertaine, si inconfortable.
Dans le même film de la trilogie, Spiderman reconnaît que son costume le démange parfois (« it gets kind of itchy » en version originale) à un New Yorkais anonyme croisé dans un ascenseur. La séquence est drôle car le super héros dit à voix haute ce que nous pensons tous : ces costumes moulants en latex doivent être inconfortables. Mais en revoyant la scène, deux éléments me frappent. Le premier, c’est que le New Yorkais avec le petit chien et les yeux moqueurs ne pense pas être en présence du vrai super héros. Il dit « ce déguisement de Spiderman est cool » pour briser le silence. Le deuxième, c’est que Spiderman utilise l’ascenseur car il a momentanément perdu ses pouvoirs, parce qu’il souffre de vertige et ne peut plus voler suspendu à un fil. Peter Parker prend l’ascenseur pour redescendre du toit d’un gratte-ciel dans un costume de Spiderman, le sien.
Je cherchais à établir un parallèle, entre les masques des super-héros des comics et nos masques de 2020, mais le fil ne tient pas. « Soyons tous des héros », j’aurais voulu écrire. Mais la clé est la scène de l’ascenseur, pas celle du super-héros masqué. Je porte un masque, car il me permet de sortir d’une mauvaise passe, de ne pas rester seule, bloquée sur le toit d’un gratte-ciel. Je porte un masque, car il me permet de retrouver un semblant de normalité. Je porte un masque car c’est une petite courtoisie, comme celle de ces deux New Yorkais échangeant des banalités. Et si mon masque en tissu est inconfortable, je peux dire, comme Spiderman, « je l’ai cousu moi-même ».
Image par BeansandSausages de Pixabay
J’aime beaucoup cette analyse du masque!
Merci Solène!