L’écolière réfugiée

Je me promène avec ma sœur Laurence dans le 11e et le 20e arrondissements pendant l’heure du déjeuner. Nous sommes peut-être parties vers le parc de Belleville ou les allées du cimetière du Père-Lachaise. Nous parlons des Jeux Olympiques d’hiver à Beijing. Je n’ai vu aucune épreuve, pas même un résumé ou des meilleurs moments.

« Te souviens-tu de ceux de ‘92 ? » je lui demande. Ma classe de CM2 avait gagné un séjour au ski dans les Alpes pendant les Jeux Olympiques d’hiver d’Albertville. Nous allions en classe, faisions du ski et participions aux Jeux comme public.

« Certains de mes camarades ont vu Edgar Grospiron gagner la médaille d’or en bosses. Et j’ai assisté à une épreuve de danse sur glace et à une épreuve de ski alpin ».

Je partage quelques bribes de souvenirs. Lau m’écoute.

« Ça doit être la première fois que j’ai été séparée de vous tous » je complète, soudain plus pensive. La première fois que j’étais seule sans aucun membre de ma famille proche. « Comme tu le serais après avec ton voyage de classe en Angleterre. »

Nous nous séparons à mi-chemin entre nos deux appartements.

Je repense à cette année de CM2. Lau et moi avions fait notre rentrée en novembre, sans finir notre CM1 dans l’hémisphère sud. Nous rentrions progressivement en France. Mon père resterait à Buenos Aires encore plusieurs mois. Ma mère, ma sœur et moi vivions en mode « camping » dans un appartement en travaux situé à proximité de notre nouvelle école. Nous avions dit au revoir à nos amis argentins, à notre école primaire, à notre quartier, à notre grande maison avec jardin et piscine, au printemps austral. Nous avions dit Hasta luego, Buenos Aires! (Comme les cicadas nord-américaines, il me faudrait 17 ans pour revenir).

Lau et moi étions dans deux classes différentes. Il fallait se refaire des amies. Mon instituteur me disait « traduis en espagnol » quand il voyait que j’hésitais sur des accords ou sur certaines conjugaisons car il savait que tous les sons se prononcent en espagnol et que j’entendrais les pluriels qui m’éludaient en français. Nous étudions la Révolution française au lieu des exploits de San Martín et de Bolivar. À l’heure de la récréation, j’entendais parler de Patrick Bruel et de sketchs des Inconnus. Dans le bus qui nous conduisait vers les Alpes, personne ne chantait les hymnes des supporteurs de Boca Juniors.

J’étais de retour dans ma ville natale et j’étais dépaysée à 10 000 km des rives du Río de la plata.

Depuis cette discussion avec Lau, et encore plus depuis une semaine, je me rappelle d’une camarade de classe de cette année de CM2. Je ne l’ai jamais revue après la fin du primaire. Elle était de Bosnie-Herzégovine. Elle avait un an de plus que la plupart des élèves de la classe car elle était arrivée en France avec sa famille peu de temps auparavant.

À cause de la guerre qui venait de commencer entre les anciennes républiques yougoslaves.

À laquelle je ne comprenais rien.

(À laquelle je ne comprends toujours rien).

Son prénom m’échappe mais je crois qu’il commençait par la lettre S. Je me souviens de sa présence à mes côtés lors de ce séjour au ski et pendant l’année scolaire. De sa gentillesse. L’impression fugace qu’elle veillait sur moi comme une grande sœur sur sa cadette.

Une écolière réfugiée m’accueillait dans mon propre pays.

Image : sweetlouise de Pixabay

📧 Pour recevoir les lettres par e-mail

Aucun spam, simplement les prochains articles du blog. Pour lire la politique de confidentialité : ici.

4 réflexions sur “L’écolière réfugiée”

  1. Bonjour Caroline Merci pour ce très joli texte , j’aime beaucoup ces souvenirs d’enfances que vous évoquez

  2. Merci Catherine. Comme je ne sais pas parler de ce qu’il se passe en Ukraine… je plonge dans mes souvenirs.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *