Le repas se termine avec deux cafés noisette, un pour une amie et un pour moi. Nous sommes dans la banlieue de Barcelone, à l’ombre des arbres et des parasols, sur une coquette place de village.
En 1890, l’homme d’affaires Eusebi Güell -dont la statue nous tourne le dos- fondait une usine et une ville nouvelle à Santa Coloma de Cervelló, à proximité du fleuve Llobregat, à l’ouest de Barcelone. À distance de Barcelone et de son agitation, des syndicats et de leurs revendications, il faisait construire côte à côte une usine textile spécialisée dans les velours et un village qui logerait les ouvriers, la Colònia Güell. Partout dans la région, des industriels avaient fondé, comme Güell, des colònias où les ouvriers pouvaient être formés, employés et logés, sous le double contrôle du patronat et de l’Église. Dans les années 1970, l’usine a fermé, les habitants ont pu acheter leurs maisons et la Colònia Güell est devenue une petite ville de banlieue presque comme les autres.
Avant le déjeuner, nous nous sommes promenées dans ce village dont les maisons ont été dessinées par des architectes modernistes. Cette jolie place avec les lieux de culture et de loisirs. Un cloître où des religieuses s’occupaient des malades, des très jeunes enfants et où les filles de la Colònia étaient scolarisées. Une bibliothèque. L’économat. Les élégantes maisons du médecin, de l’intendant qui dirigeait l’usine et la vie locale. L’école des garçons, au point le plus haut, entourée d’un bosquet de pins. Je prends en photo les façades et les cheminées en brique, où se mélangent art nouveau et influences du Moyen-Age dans les formes typiques du modernisme catalan. Un parc sépare le village et l’usine. Sur une maison, un panneau dénonce la spéculation immobilière dans ce site classé depuis 1991.
Le village abrite une église, dont la conception a été confiée à Antoni Gaudí. Seule une des deux nefs a été achevée, faute d’argent. Tous l’appellent « crypte » car elle est partiellement enterrée au milieu d’un bosquet. Pour cette église, Gaudí a développé ses arcs caténaires, ces arches très hautes mais sans contreforts ou arcs-boutants pour les supporter. Il a construit une maquette à l’envers et la gravité a guidé la forme des arcs. Le croquis de l’église de la Colònia Güell ressemble à un dessin de la Sagrada Família, si quelqu’un avait dû la dessiner sans la voir, en se basant uniquement sur des descriptions.
La décoration incorpore les mosaïques de couleurs, les trencadís, qui sont une autre des signatures visuelles de Gaudí. Les vitraux de couleurs sont entrouverts pour laisser passer un peu d’air. Les deux bénitiers sont d’énormes coquillages enchâssés de métal. Les bancs ressemblent à des vagues. Rien n’est droit sous le porche, rien n’est droit dans la nef, tout est cercle, courbe, arabesque. Le lieu est quasi désert, loin des foules qui visitent la basilique barcelonaise.
Je sors de l’église et j’emprunte des escaliers latéraux pour rejoindre le toit plat, où aurait dû se dresser la seconde nef. Un linteau unique marque le porche occidental de l’église inachevée. Il fait chaud et je respire le parfum caractéristique des pins sous le soleil de l’été. L’église inachevée n’est pas ce qu’avait imaginé Gaudí, mais lui qui s’inspirait tellement de la nature, appréciait-il cette seconde nef faite d’arbres et de ciel ?
Je prends une dernière photo avant de quitter l’église. Il est temps de rejoindre la place du village pour boire quelque chose de frais et peut-être même -si nous sommes patientes- déjeuner.