À Venise, j’observais le ballet incessant d’embarcations de tous types : gondoles et taxis pour les personnes, barges chargées de marchandises ou de poubelles, bateaux de la police ou des pompiers. J’ai emprunté les rues étroites, les ponts et les quais de la ville pendant plusieurs jours. J’ai fini par comprendre que les Vénitiens qui travaillent et se déplacent sur les canaux ne les voient pas comme des obstacles à franchir. Où je vois une ville éparpillée sur la lagune, ils voient des îlots atteignables par bateau. Leur perspective est inversée. Les canaux sont leurs trottoirs et leurs rues.
J’ai lu que le batteur de baseball n’a pas le temps de voir la balle arriver et ainsi déterminer quand frapper. L’œil humain ne peut pas capter cette fraction de seconde. Les scientifiques ont compris que le batteur a appris –de manière inconsciente– à analyser les mouvements du lanceur en face de lui pour anticiper et ainsi atteindre la balle dans un swing parfait de sa batte. Les sportifs eux-mêmes résistaient à cette analyse jusqu’au test suivant : des joueuses de softball (la version féminine du baseball) ont lancé des balles aux meilleurs batteurs du circuit qui n’en ont atteint aucune. Les balles arrivaient vers eux plus lentement, à une hauteur modifiée par une technique de lancement différente. Ils avaient perdu leurs repères.
Au printemps dernier, l’entraîneur du FC Liverpool avait critiqué le stade du Real Madrid après le quart de finale de la ligue des champions « on dirait un terrain d’entraînement ». Il faut dire que le stade Santiago Bernabeu était en travaux et que le Real utilisait le stade de 5 000 places de son centre de formation en banlieue de Madrid. Même pelouse, mêmes dimensions que le stade Bernabeu mais aucun des gradins vertigineux où peuvent s’installer 80 000 spectateurs. Les commentateurs sportifs espagnols avaient expliqué la nette défaite du club anglais par le jeu plus lent et plus contrôlé du Real qui aurait déstabilisé leurs adversaires. Comme les batteurs de baseball, les joueurs de Liverpool étaient déboussolés.
Je lis régulièrement des romans policiers écrits à la première personne, donnant l’impression de découvrir un journal intime ou un témoignage d’une personne plongée dans une affaire criminelle. Mais depuis Le meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, je me méfie des narrateurs. Derrière l’apparence de sincérité de leurs personnages principaux, des auteurs habiles dissimulent les indices au milieu des omissions et des mensonges. En tant que lectrice, ma mission est de remettre en cause ce qui m’est présenté, de soupçonner qu’il me manque des événements ou des faits, qu’il me faudrait d’autres versions et d’autres voix.
« Fermez un œil » nous encourageait mon professeur de mathématiques en terminale face à une équation difficile. Il ne nous disait pas de changer d’approche pour résoudre le problème face à nous mais sa petite phrase signifiait exactement cela. Et avec la planète toujours en souffrance et en désordre, je nous souhaite des moments où chacun puisse, même brièvement, changer de perspective. Et, qui sait ? Apparaîtront peut-être nettement les vrais responsables, d’autres manières de réussir et de nouveaux chemins.
Image par Marzena P de Pixabay