Le déjeuner dans un restaurant du 8e arrondissement se finit par un café. « Pourras-tu m’envoyer l’article du Parisien sur la Kabylie des familles de Zidane et Benzema ? » je demande à un ami et ancien collègue, qui est abonné au site internet du journal. Je n’ai pas besoin de m’expliquer : le Real Madrid, le football et la Kabylie.
L’été dernier, Google Maps m’avait livré un hasard géographique : le village de mon grand-père maternel se trouve à 9 km de celui de la famille paternelle de Karim Benzema et à 15 km de celui de la famille de Zinedine Zidane, dans les montagnes autour de Tizi Ouzou, en Kabylie.
En lisant l’article du Parisien, je ris des bons mots de ces cousins qui sont aussi des supporteurs, ou de ces supporteurs qui revendiquent être des cousins. Je vois les photos encadrées dans les cafés et les maillots du Real portés par les enfants. Toutefois, ce sont les descriptions des premières années en France du grand-père de Benzema et du père de Zidane qui m’émeuvent. Soudain, je vois la mince silhouette de mon grand-père maternel dans les rues de Puteaux : il vivait en Ile de France à la fin des années 1930, avant de rentrer à Alger au début de la guerre. Je l’imagine prenant le métro, achetant un paquet de cigarettes, buvant une tasse de café. Je me figure un peu de la dureté du climat et des conditions de travail.
La même semaine, un ancêtre allemand, immigré en France dans le premier tiers du 19e siècle, apparaît dans l’arbre généalogique de ma famille paternelle. Pourquoi est-il venu en France ? Pourquoi s’est-il installé dans l’ouest, près de Rennes puis à Angers ? Quelle a été son expérience de l’exil, de cette nouvelle existence française ?
Il y a une immigration que je connais, celle des bateaux, des trains, des avions. J’imagine les télégrammes, les lettres, bientôt, les cabines téléphoniques avec les pièces et les cartes prépayées, et un jour, Internet. Je pressens les cartes de séjour, les visas, les contrats de travail, les contrôles d’identité, les frontières. Je devine la radio et les journaux pour garder un peu de lien, la télévision. Je n’oublie pas les épiceries, les mots échangés, un peu de sentiment de communauté.
Mais qu’en était-il pour cet ancêtre allemand, qui lui aussi quittait ses montagnes pour un autre avenir ? Qu’emportait-il dans ses bagages ? Était-il arrivé à pied ou grâce à des chevaux, avant l’arrivée du chemin de fer ? Comment avait-il appris le français ? Que savait sa famille restée en Forêt-Noire de son devenir ? Je scrute les pièces du puzzle : son statut de cadet dans une grande fratrie, la mort de sa mère quand il avait dix ans, les guerres napoléoniennes, l’éruption du Tambora en Indonésie et l’« année sans été » de 1816 en Europe centrale avec son cortège de famines et épidémies, etc. Je feuillette le registre des naturalisations aux Archives Nationales à la recherche d’une date supplémentaire dans son parcours. Cette immigration-là, c’était celle des livres d’histoire. C’est maintenant aussi, un peu, une histoire de famille.
Image by Timur Kozmenko from Pixabay