Quand l’entreprise où travaillait mon père lui proposa un poste à Buenos Aires, dans cette jeune démocratie qui succédait à une dictature militaire, ma mère trancha d’un « s’il y a des cafés et des librairies, OK ».
Mon enfance en Argentine était une préparation à mon 21e siècle.
Apprendre une langue et ses chansons, découvrir une autre culture, m’adapter à des circonstances différentes, savourer de nouvelles recettes, cultiver des amitiés malgré la distance et le temps qui passe, me sentir chez moi à 10 000 kilomètres de Paris.
Mon enfance en Argentine était une préparation au 21e siècle.
Le trou dans la couche d’ozone causé par les activités humaines. Les inégalités sociales massives, sources de pauvreté et de violence : les bidonvilles le long de la route vers l’aéroport, les vigiles postés devant les maisons dans les beaux quartiers, notre berger allemand veillant sur nous. L’hyperinflation, avec sa valse des étiquettes et des enfants comme ma sœur et moi qui connaissaient la conversion entre l’austral et le dollar. Une épidémie de choléra dans le nord du pays, avec de l’eau contaminée. La corruption des élites politiques. La menace encore fraîche de l’armée. Le football et les people comme distractions sur les chaînes de télé et dans la presse.
Mes souvenirs ont le goût des meringues au chocolat de la boulangerie suisso-argentine du bout de notre rue et l’odeur du Río de la plata après les pluies. Je me rendais à l’école à pied ou en bus. Je prenais des cours de danse et de piano. J’apprenais à jouer aux échecs. Je lisais les aventures du Club des cinq à la bibliothèque et les BD de Mafalda à la maison. Je vivais dans une bulle, mais celle-ci était en partie transparente.
« Les carapintadas [groupe de militaires putschistes] défilent à bord de tanks sur la panamericana [autoroute près de Buenos Aires]. Que faisons-nous ? » demanda ma mère à son amie Liliana. « Je vais au club de tennis » rétorqua celle-ci.
Buenos Aires, c’était aussi cela. L’humour, la résilience, le courage, peut-être même une pincée de folie, dans cette ville où il y aurait autant de psychologues et de psychiatres qu’à New York. Et des librairies et des cafés, bien sûr.
Au début des années 1980, quand un journaliste questionna l’écrivain argentin Julio Cortázar sur son passeport français -Cortázar vivait en France depuis une trentaine d’années- et sa renonciation à la nationalité argentine, Cortázar répondit qu’il le mettait au défi de trouver un auteur écrivant de manière plus argentine, avant d’ajouter « le passeport se range dans la poche, mais le cœur est plus à l’intérieur (el pasaporte se lleva en el bolsillo pero el corazón está más adentro) ». Buenos Aires, c’est aussi cela.
Image par Herbert Brant de Pixabay