Samedi soir, dans une salle de concert de Barcelone, Clarence Bekker reprend son souffle puis s’agrippe une nouvelle fois à son micro. Le petit millier de spectateurs applaudit et crie des compliments. La copine que j’ai invitée semble passer un bon moment. Dans son mélange inimitable d’anglais et d’espagnol, Clarence annonce que la prochaine chanson est dédiée à « toutes les personnes auxquelles vous pensez, toutes les personnes que vous aimez mais qui ne sont pas avec vous ce soir».
Le guitariste à ses côtés joue quelques notes mais je suis déjà debout, prête à chanter et à danser avec eux sur In my mind, une des chansons que la chorale de Barcelone (ma chorale ?) interprète avec lui. J’accompagne Clarence sur le refrain qui démarre “you’ve got that look in your eyes that makes me feel like a star…” et j’esquisse des pas de rock and roll.
Je ne suis pas dans une salle de concert. Clarence et son guitariste, non plus.
Ils ont des micros et un bon éclairage et leurs talents. Ils jouent et chantent dans un appartement barcelonais. Je suis toute seule dans mon salon parisien, un ordinateur posé sur le canapé. Les autres spectateurs sont connectés sur YouTube, comme moi. La magie du direct… ou du pré-enregistrement.
Dans notre film de science-fiction, tout est virtuel. Les cours de zumba et les apéros et les sessions de yoga et les dernières séries sur Netflix et les dîners et les cours et le boulot. Les concerts, aussi. Enfin, pas pour tout le monde. Pour certains tout est réel. L’hôpital, la maison de retraite, l’entrepôt logistique, le supermarché, le camion de poubelles, le scooter de livraison, le train, l’appartement minuscule où l’on ne peut pas respirer. Je sais de quel côté je me trouve.
À la fin du concert, Clarence chante le classique de BB King, Stand by me. Je chante avec lui, assise dans mon canapé. Un samedi soir réussi, mon premier concert virtuel, le public venait de partout dans le monde, Brésil, USA, Australie. Très sympa. Jusqu’à ce que je réalise enfin. Qu’il y a un an et demi les choristes étaient sur scène derrière Clarence pour un concert. Mais qu’avec ce fichu virus… qui sait quand un tel événement pourra avoir lieu ? Un vrai concert, avec du public et des musiciens et des choristes, avec des applaudissements et des embrassades et des bises par centaines. Pas cet ersatz de concert, avec des emojis et la connexion qui plante et personne pour chanter avec moi. Sur les plages de l’Atlantique ou du Pacifique, pour passer une vague très haute sans boire la tasse, il faut fermer les yeux, plonger, puis nager vers la surface. Sauf que la vague est là et que j’ignore combien de temps il faudra rester sous l’eau. Sauf que la vague est là et que je garde comme un trésor le souvenir de l’air libre. In my mind.
Ping : Un café et ça repart - Caroline Leblanc