Dans son roman Marie-Antoinette, Stefan Zweig raconte avec brio le destin de la reine, de sa jeunesse insouciante jusqu’à la guillotine. Il décrit l’arrivée de la future dauphine en France et sa difficile adaptation à l’étiquette, l’ensemble du cérémonial et des usages en vigueur à la cour. Le protocole était supportable à Vienne, quand elle n’était que l’un des nombreux enfants de l’impératrice Marie‑Thérèse. Il devient étouffant à Versailles, où la vie de la cour est aussi rigide qu’un corset. La princesse ne respire qu’au Trianon, ce vrai-faux village qu’elle a fait aménager près du château, et lors de longues soirées à Paris, où elle aime se rendre, masquée.
Nous avions notre étiquette. Nos manières de nous saluer et de nous parler. Nos obligations et nos fêtes. Nos distances et nos proximités. Et peut-être parce que j’ai voyagé à l’autre bout du monde, parce que j’ai été, comme Marie-Antoinette, transportée soudainement de Vienne à Versailles, j’y ai toujours été sensible.
Nous n’avons plus d’étiquette. Ou plutôt, elle est aussi changeante que les tenues de la reine. Nos dirigeants recommandent d’appliquer les gestes barrière. Nos employeurs nous communiquent des consignes sanitaires. Nos amis proposent des sorties et des dîners en terrasse.
« Impossible de se voir mercredi, j’ai un apéro » s’exclame une de mes amies barcelonaises et pour la première fois depuis mars, nous devons coordonner nos agendas pour fixer notre prochain rendez‑vous par visioconférence. Bientôt, nous n’y arriverons même plus.
« Les services généraux considèrent que la distance entre nos postes de travail est suffisante » m’expliquent deux collègues, qui ont choisi de ne pas porter de masques dans leur bureau partagé. En 2020, nous sommes tous devenus épidémiologistes.
« Heureusement, ils portaient leurs masques quand la nouvelle est tombée » ironise une autre collègue, quand nous discutons de l’une des dernières annonces. « Les expressions du visage sont plus difficiles à lire derrière les masques. » Sauf les sourires, peut-être, j’ai envie d’ajouter.
Je questionne mes amis médecins « est-il préférable de prendre le métro 15 minutes avec un masque ou de marcher une heure sans masque sur les quais de Seine avec tout Paris ? » (Je n’ai pas pris le métro depuis trois mois). Je regarde avec méfiance les tables en terrasse rue de Charonne. Elles sont trop proches les unes des autres. J’observe un homme sur des patins à roulettes. Il porte un masque mais pas de genouillères.
Nous n’avons plus d’étiquette. Ou plutôt, elle est ajustable, adaptable, négociable, parfois inconfortable. Je me sens mal à l’aise, toujours à deux doigts de rappeler les consignes (quand elles existent). C’est le prix à payer pour cette liberté retrouvée. C’est dans notre nature profonde de juger les autres sans relâche pour ce qu’ils font ou ne font pas.
Marie-Antoinette porte un masque pour se libérer de l’étiquette, mais sa robe, ses perruques extravagantes et son léger accent la trahissent. À Paris, tous savent qui elle est. Zweig voit clair : à Paris et Versailles, son héroïne, fille d’une impératrice au jugement si sûr, commet ses premières erreurs.
Je fais une balade dans mon quartier avec une amie et, au moment de nous séparer, me rapproche d’elle pour lui faire la bise, par réflexe. Avant de faire trois pas en arrière. Elle n’a pas eu besoin de me dire quoi que ce soit, la surprise se lisait dans ses yeux. Nous rions puis nous partons chacune de notre côté. Nous possédons une chose plus précieuse que les plus beaux bijoux d’une reine : notre amitié.
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