En janvier 1969, les Beatles arrivaient dans un hangar de la banlieue de Londres pour 3 semaines de travail. L’idée de leurs producteurs était d’enregistrer le nouvel album du groupe, de réaliser en même temps un documentaire et de clore par un concert télévisé où ils joueraient les nouvelles chansons. L’année suivante, un album et un film, intitulés tous deux Let it be, sortaient. Le groupe se séparait définitivement. En 2021, le néo-zélandais Peter Jackson a réalisé et produit un nouveau documentaire de 8 heures avec le même matériel originel.
Voici 40 leçons sur la créativité mises en pratique par les Beatles dans le documentaire.
Avoir la bonne attitude
- Penser au pourquoi
Le 1er ou le 2ème jour de préparation de l’album, les 4 membres du groupe s’interrogent sur le pourquoi de leur présence dans ce hangar anonyme de Twickenham. John Lennon dit “communication” puis sourit comme le Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci et ajoute “all we need is love”.
- Trouver (affirmer) son identité
À un moment où ils réfléchissent sur le lieu du concert qui clôturera l’enregistrement de l’album, George Harrison suggère une boîte de nuit, pour l’ambiance très différente à celle des débuts du groupe. Il pose la question “Are we a nightclub band?”.
- Trouver son public
Le sujet du public semble surtout préoccuper les producteurs. “We have to think about the audience” dit l’un d’eux au début du documentaire. Le concert sur le toit du studio de Savile Row marque ainsi la démarcation entre la jeune génération qui aime le format du concert (un de leurs groupes de rock préférés, en plein air, en milieu de journée, gratuit) et ceux qui trouvent que c’est un trouble à l’ordre public.
- Ne pas demander l’autorisation
Le groupe ne se préoccupe pas de l’opinion des autres. Quand ils décident de faire le concert final sur le toit, ils ne se préoccupent pas d’avoir une quelconque autorisation. J’ai lu qu’aucun des 4 Beatles n’avait reçu une éducation musicale conventionnelle, qu’il n’y a pas eu de solfège et de musique classique dans leurs parcours. Ils connaissent les notes mais ils jouent sans partitions.
- Penser « en grand »
Il y a peu de conversations sur l’argent (royalties, contrats, coût du tournage/enregistrement, etc.). Mais clairement, ils pensent « en grand » avec, par exemple, leur propre studio d’enregistrement qui n’est pas celui de leur maison de disque EMI.
- Dire oui
Le documentaire démontre à plusieurs occasions qu’il faut savoir dire oui aux opportunités. Le pianiste qui rejoint le groupe du jour au lendemain alors qu’il avait sûrement d’autres obligations ou projets. L’ingénieur son qui reporte un voyage et finit par être le véritable producteur de l’album, etc.
- Penser au futur
Paul McCartney est le seul des 4 Beatles qui fait des allusions au futur du groupe, à ce qui restera du groupe dans l’histoire de la musique. Il ironise : « ça sera quelque chose d’incroyablement comique dans 50 ans […] les Beatles se sont séparés parce que Yoko était assise sur un ampli ». Mais le commentaire qui m’a le plus touché est quand il dit que quand ils seraient vieux, ils se réconcilieraient et qu’ils continueraient de chanter ensemble. L’assassinat de John Lennon rendrait ce futur impossible.
Trouver l’inspiration
- Créer puis perfectionner
Paul McCartney cherche des accords à la guitare ou au piano en chantonnant. Pas de paroles, uniquement du son. Le documentaire filme la « naissance » de chansons comme Get back ou Let it be. Il cherche d’abord la musique. Puis, le plus souvent avec John Lennon, ils ajustent les paroles par itérations successives, en improvisant quand ils chantent, en réfléchissant au sens de ce qu’ils ont chanté. Paul McCartney dit “Does it sing good?” quand ils testent les paroles. Il semble avoir un process très clair de création puis de perfectionnement qu’il exprime dans des phrases comme “If we can get it simpler and then complicate it where it needs complications” (« Simplifions d’abord et complexifions ensuite là où c’est nécessaire ») ou “Maybe it would be better if we just did it straight, first of all. Just get everything just really mechanical. And then we can sort of get it all good after.” (« ça serait mieux si on jouait simple, d’abord. Faire les choses très mécaniquement. Et ensuite on pourra perfectionner »).
- Puiser de l’énergie dans ce qui existe déjà
Les Beatles jouent leurs propres chansons, celles qu’ils connaissent et qu’ils ont rodées lors de centaines de concert. Ils interprètent aussi celles des autres comme le répertoire de Chuck Berry, des classiques comme House of rising sun, Stand by me ou Blue suede shoes… Ils font référence à leurs différentes étapes créatives, échangeant parfois des « tu te souviens quand… » Paul McCartney explique à plusieurs reprises que “chords have trends” (« il y a des tendances dans les accords ») comme pour replacer les créations des Beatles dans l’évolution générale de la musique.
- Chercher l’inspiration dans le monde extérieur
Les Beatles lisent la presse, y compris les articles qui parlent de leur séparation. Ils regardent la télévision le soir après leurs journées de répétitions. Leurs conversations et leurs improvisations incluent des références à l’actualité de 1969 : rhétorique anti-immigrés de certains hommes politiques britanniques, possible intégration du Marché Commun, guerre du Vietnam, Martin Luther King Jr, famine au Biafra (Nigéria), grippe de Hong Kong, etc. George Harrison regarde un documentaire qui montre des scènes de valse à Vienne et écrit une chanson, My me mine, inspirée du rythme de la valse.
- Réfléchir au message d’ensemble
Les chansons sont composées les unes après les autres mais le groupe réfléchit à un album (et à un concert) comme une structure narrative, comme un ensemble qui doit former un tout cohérent.
- Utiliser des substances licites (et illicites)
Les Beatles consomment cigarettes et alcool sans modération. Les drogues sont évoquées (quel est l’état de John Lennon pendant la 2ème moitié du documentaire ?). Est-ce que cela les aidait dans le processus créatif ? Ils devaient penser que oui.
- Réfléchir aux déclinaisons sous d’autres formats
Les Beatles et leur équipe de production réfléchissent à leur « produit » principal, un nouvel album, la musique elle-même. Mais ils évoquent aussi d’autres déclinaisons commerciales de leur création : films/documentaires, concerts, livres, etc.
Entretenir la créativité
- Se donner une limite temporelle
L’échéance de fin janvier 1969 n’est imposée par personne d’autres que les Beatles eux-mêmes mais ils se la fixent et la respectent. Grâce à cette échéance, ils enregistrent un album complet, Let it be, et ils développent des chansons qui figureront dans l’album Abbey Road (qui sortira avant Let it be en 1969) et dans leurs premiers albums en solitaire.
- Changer de lieu
Quand ils quittent le studio de cinéma de Twickenham pour leur propre studio de Savile Row dans le centre de Londres, ils trouvent un nouveau souffle dans un nouveau lieu, plus cozy, dans lequel ils se sentent à la maison.
- Changer de tenue
George Harrison s’achète un nœud papillon, bientôt imité par John Lennon. George Harrison et Ringo Starr sont très élégants aux dernières répétitions, comme s’ils voulaient se mettre dans la dynamique d’un concert. À l’opposé, John Lennon semble vouloir être à l’aise, dans des tenues confortables. Et Paul McCartney reste fidèle à son style preppy qu’il maintient tout au long du mois de travail.
- Soigner son matériel professionnel
Ils font attention à leurs instruments. Quand ils les utilisent, quand ils les déplacent. J’ai été touchée de voir les plans sur une des guitares de Lennon où il a scotché les noms des notes sous les cordes et sur un côté de la guitare, l’ordre des chansons qu’ils jouaient pour un set lors d’une tournée.
- Changer d’instrument
George Harrison et Ringo Starr prennent place au piano tous les deux à un moment du documentaire pour composer. Remplacer la guitare ou la batterie par le piano leur permet de créer différemment.
- Maîtriser la technique
Ils connaissent leurs instruments. On les voit remplir un piano de papier journal pour qu’il sonne comme un vieux piano. Ils connaissent aussi les tables de son (4 tracks/8 tracks) et discutent de manière très précise avec leur producteur et avec l’ingénieur du son. Ils ont aussi des connaissances en vidéo, puisqu’ils échangent avec le réalisateur du documentaire sur la qualité de l’image (télévision vs film).
- Être dans l’instant
Alors que Paul McCartney et les producteurs sont embarqués dans une énième discussion sur le format du concert final, John Lennon dit quelque chose de très vrai. Le show, ce sont eux en train de jouer et chanter ensemble, rien de plus. Que ce soit dans le studio de Savile Row, au Royal Albert Hall ou à la télévision. Il ne faut pas faire plus compliqué.
- S’amuser
J’ai eu l’impression en regardant le documentaire que je pouvais juger quelles seraient les versions retenues pour l’album Let it be en considérant le plaisir que semblait éprouver John Lennon en interprétant la chanson en question. Le plaisir s’entend. Il est communicatif.
- Travailler
Le travail donne des résultats. Le documentaire montre la richesse créative que le groupe atteint en peu de semaines en étant présents tous les jours, en bossant beaucoup.
- Être discipliné
Paul McCartney exprime plusieurs fois ce message, principalement adressé à John Lennon. Il dit “What you need is a serious program of work” et, une autre fois, “What you need is a schedule. Achieve something everyday”.
- Faire des pauses
Ils blaguent qu’ils essayent de faire des horaires de bureau. Ils ne travaillent pas les week-ends (sauf un dimanche juste avant le concert final). Ils commencent dans la matinée (de plus en plus tard), ils s’arrêtent pour déjeuner. Ils finissent le plus souvent vers 19 heures.
- Ne pas se prendre (trop) au sérieux
Les Beatles ajustent leurs micros, se préparent du thé, gribouillent leurs corrections sur des feuilles imprimées avec les paroles provisoires des chansons. Avec leur petite équipe, ils ne se comportent pas comme des stars.
- Intégrer les proches
L’omniprésence de Yoko Ono est peut-être devenue un problème mais les visites régulières des femmes/compagnes des autres Beatles, de la fille adoptive de Paul McCartney, des amis de George Harrison… tout cela semble militer pour l’intégration entre les sphères professionnelles et personnelles, ce qui n’est pas très étonnant pour un quatuor qui se connait depuis l’adolescence.
- Décider vite
Les Beatles décident vite que la chanson Get back, qu’ils aiment tous et qui représente bien le son général du nouvel album, sera le 1er single.
- Être perfectionniste
Ils jouent et rejouent les chansons jusqu’à être satisfaits. Un même processus itératif a lieu pour l’enregistrement de l’album. C’est très souvent « une de plus » pour être sûrs d’atteindre la meilleure version.
- Accepter les imperfections
Même les plus talentueux ne sont pas parfaits. John Lennon chante parfois faux. Lui et McCartney improvisent régulièrement car ils peinent à apprendre par cœur les paroles des nouvelles chansons.
- Accepter la sérendipité
Le réalisateur du film et l’ingénieur son proposent que le concert final ait lieu sur le toit du studio, avec des caméras pour le documentaire. De la contrainte (l’absence de lieu disponible/de lieu prévu) est née une solution originale. George Harrison dit alors avec beaucoup de sagesse : “the things that have worked out best ever for us haven’t really been planned any more than this has” (« ce qui a marché pour nous était rarement mieux planifié que cela »).
- Finir
“Let’s do 7 [songs]” dit John Lennon avec pragmatisme quand ils réalisent qu’ils n’auront pas appris plus de chansons pour le concert final sur le toit et qu’ils devront finir l’enregistrement du reste des chansons en studio le lendemain.
- Finir en beauté
À l’opposé (ou est-ce complémentaire ?), il y a la position de Paul McCartney qui répète souvent le mot payoff (récompense, gain) dans un fréquent « qu’est-ce qu’on gagne ? ». Il est le grand défenseur du concert de clôture, pour finir en beauté. J’ai beaucoup aimé une expression qu’il utilise. Il dit qu’il faut “light a rocket”, quelque chose comme faire décoller la fusée, lancer les feux d’artifice.
- Garder le sens de l’humour
L’humour semble être leur meilleur allié. Dans le processus créatif, McCartney et Lennon chantent en empruntant des accents (américain, français, russe, etc.). Paul McCartney imite d’autres chanteurs. Ils changent leurs voix, forçant les aigus ou les graves. Mais l’humour leur sert aussi de bouclier vers l’extérieur. Quand George Harrison quitte le groupe à la fin de la 2ème semaine (pour revenir quelques jours plus tard), John Lennon dit à l’équipe de tournage qu’il fait semblant que tout est normal puis il poursuit un moment plus tard avec « si George ne revient pas d’ci mardi, on recrutera [Eric] Clapton ». Une scène montre Paul McCartney lisant un article d’un tabloïd sur la séparation imminente du groupe alors que John Lennon chante et improvise à côté dans un mash-up remarquable.
Créer à plusieurs
Un des enjeux du documentaire est de montrer le travail de création collaboratif des Beatles.
- Trouver son rôle dans une équipe créative
En les regardant interagir, il est évident qu’une des clés de leur succès a été la complémentarité de leurs talents et de leurs caractères.
- Respecter les autres membres de l’équipe
De la même manière, leur complicité et le respect qu’ils ont les uns pour les autres sont manifestes. Le passage où ils se souviennent d’un voyage réalisé ensemble en Inde est peut-être le moment le plus émouvant. Leurs disputes ne donnent jamais lieu à des haussements de voix ou à des « scènes ».
- Passer du temps ensemble pour créer
Paul McCartney raconte à l’équipe du film que John Lennon et lui étaient tout le temps ensemble avant que ce dernier ne rencontre Yoko Ono. Et que cette proximité était à l’origine de nombreuses idées et compositions.
- Trouver un processus de décision collectif
Ils mentionnent la mort de leur manager Brian Epstein et leur décision de ne pas le remplacer. Mais l’auto-gestion est difficile. Qui est le boss ? Qui tranche ? Qui décide ? Paul McCartney répète à plusieurs reprises qu’il ne peut pas (ne veut pas) avoir la responsabilité de produire le groupe. Et il ajoute même “I’m tired of being the boss”.
- Faire participer chaque membre au travail de création collectif
Les premiers jours voient la tension monter entre George Harrison d’un côté, et le duo John Lennon/Paul McCartney. George Harrison veut pousser ses compositions et souffre que les 2 autres lui disent non. Les caméras capturent une discussion fascinante entre Paul McCartney et John Lennon où John Lennon dit à Paul McCartney que [l’insuffisante participation de George Harrison] est une blessure qu’ils ont laissé suppurer.
- Ajouter des membres à l’équipe pour changer la dynamique
Ils ont besoin d’un pianiste car une partie des nouvelles compositions intègre cet instrument. C’est ainsi qu’ils sont rejoints par Billy Preston, un pianiste qui jouait pour Little Richard et qu’ils connaissent depuis leurs concerts à Hambourg. Billy Preston a un immense talent, s’adaptant immédiatement, jouant les nouvelles chansons sans partition. Mais il amène surtout une autre ambiance, des sourires, une bonne relation avec les 4 membres du groupe. John Lennon dit même, alors qu’ils parlent de la présence de Billy Preston à leurs côtés “I’d like a 5th Beatle”.
- Accepter que le projet collectif ne convienne pas / plus / pas toujours
À la fin du documentaire, George Harrison parle à John Lennon en tête à tête (en présence de Yoko Ono) et lui dit qu’il souhaite faire des projets en solo mais aussi rester dans le groupe. John Lennon semble ouvert à cette idée.
Je chante Let it be depuis toujours. Comme le brillant Rumours de Fleetwood Mac, je sais désormais que c’était l’album de la rupture, que les personnes aux cœurs brisés, c’étaient les Beatles eux-mêmes.
En terminant le visionnage du documentaire, j’avais d’autres réflexions :
- J’ai trouvé très surprenant de les voir accorder leurs instruments… mais jamais échauffer leurs voix.
- À la question « Yoko Ono a-t-elle provoqué la fin des Beatles ? », je réponds non. Elle est Milady au milieu des 4 mousquetaires, la coupable désignée. Ce que j’ai vu : ils entraient tous dans la trentaine, ils se connaissaient depuis leur adolescence, ils avaient d’autres envies pour leurs vies professionnelles et personnelles (tournées ou non, etc.)
- Je me questionne sur les choix éditoriaux de Peter Jackson, sur ce qu’il a choisi de laisser ou de couper. La participation au documentaire de Paul McCartney et de Ringo Starr comme producteurs, et des familles de George Harrison et de John Lennon, remerciées au générique, me laisse supposer une œuvre « consensuelle ».
- Je garde en mémoire les moments de grâce : John Lennon déclamant les paroles de Yesterday comme s’il s’agissait d’un poème, les larmes dans les yeux de Paul McCartney quand il pense que George Harrison ne reviendra pas et que c’est la fin du groupe, l’humour constant de Ringo Starr, la sagesse de George Harrison. Et l’amitié qui les unit, surtout l’incroyable complicité entre Paul McCartney et John Lennon.
Avez-vous vu le documentaire Get back ? Qu’en avez-vous pensé ? Avez-vous identifié d’autres leçons données par les Beatles sur la créativité au long de leurs carrières ?
Pour voir le documentaire Get Back : Disney+
Je conseille aussi la comédie I wanna hold your hand réalisée par Robert Zemeckis et produite par Stephen Spielberg. Le film, sorti à la fin des années 1970, dépeint les aventures d’un groupe d’adolescents du New Jersey qui partent à New York pour voir le 1er passage des Beatles à la télé au Ed Sullivan show. De belles trouvailles visuelles et un hommage aux fans.
J’ai aussi vu le film Nowhere boy (2009) sur la jeunesse de John Lennon entre ses 15 ans et le 1er départ des Beatles vers Hambourg. Intrigant et émouvant.
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