Un miroir de papier

J’ai commencé il y a quelques jours la lecture de Third Culture Kids: The experience of growing up among worlds. Pendant les années 1960, des universitaires américains ont développé le concept des third culture kids, « enfants de la troisième culture », pour décrire les enfants expatriés. Dans leur définition, la première culture était celle du pays d’origine des parents, les États-Unis dans le modèle initial, la deuxième culture était celle du pays d’accueil (ou des pays d’accueil) et la troisième était une culture interstitielle, influencée par les deux premières mais dotée de caractéristiques propres. Les enfants de militaires, de diplomates, de salariés de multinationales, de missionnaires religieux ont constitué d’importantes cohortes d’enfants expatriés. Psychologues, ethnologues ou sociologues étudient les third culture kids et les adultes qu’ils sont devenus depuis près de 60 ans.

Ma sœur et moi avons eu une enfance heureuse dans trois pays différents. Nous étions des enfants expatriés, des enfants d’expatriés. Nous utilisions des mots de fragnol, mélangeant français et espagnol, à Buenos Aires puis à Madrid. Ma sœur et moi observions aussi (déjà ?) les autres enfants expatriés. Comme nous, ils étaient habitués à déménager, à changer d’école en milieu d’année scolaire, à prendre l’avion. Certains n’avaient pas beaucoup de repères sur la vie quotidienne dans nos pays d’origine (France, mais aussi Belgique ou Suisse) qu’ils ne connaissaient que le temps des vacances. Ils apprenaient les langues locales –ou pas–, ils étaient conscients des privilèges matériels dont nous bénéficions dans nos pays adoptifs –ou pas–, ils avaient des amis locaux –ou pas–.

Je ne suis pas surprise que les enfants expatriés aient fait l’objet de thèses et de livres, de formations et de séminaires. Je n’avais pas eu la curiosité de chercher avant. Je ne découvre pas non plus en lisant ce livre une identité que j’ignorais ou que je n’assumais pas. Mais, après quatre expatriations, à la fois comme enfant puis adulte expatrié, ce livre me touche comme s’il parlait le fragnol de mon enfance.  

Les auteurs décrivent les avantages d’être (ou d’avoir été) un enfant expatrié : l’apprentissage de plusieurs langues, l’ouverture sur le monde et sur d’autres cultures, la capacité d’observation qui nourrit ensuite la capacité d’adaptation. Ils mettent en évidence les défis que peuvent rencontrer les enfants expatriés, dans la construction de leur identité et de leur sentiment d’appartenance, dans les pertes jamais pleurées (car elles consistaient à déménager), dans cette existence nomade qui peut alimenter une sorte d’agitation (restlessness) basée sur l’impression que recommencer à zéro ailleurs est possible. Il me faudra relire ces chapitres, les soupeser.

J’ai rarement eu l’impression en lisant un livre, n’importe quel livre, que les auteurs me connaissaient aussi bien. Au-delà de leurs analyses et de leurs conseils, ils nomment des expériences et des moments auxquels je n’avais pas donné de noms. Ils évoquent les objets sacrés, ces biens matériels que l’on emporte avec soi pour se sentir à la maison et je pense immédiatement à ce recueil de poèmes de Michael Ondaatje que j’ai emporté à Washington DC. Ils affirment que pour certaines personnes la maison peut être constituée de personnes plutôt qu’être un lieu. Ils décrivent des fêtes mélangeant plusieurs traditions et je vois nos fêtes de Noël, réinventées tous les ans. Ils examinent les voyages du retour, ces voyages qu’un expatrié fait dans un lieu où il a vécu, et je nous revois, Lau et moi, retournant à Madrid pour une soirée des anciens du lycée français ou descendant de l’avion à Buenos Aires vingt ans après notre arrivée.  

Je lis pour découvrir, pour vibrer, pour apprendre. Mais parfois, un livre est un miroir de papier qui me reflète une partie de moi-même.

Image par Pete Linforth de Pixabay


Third Culture Kids: The experience of growing up among worlds de David C. Pollock et Ruth E. Van Reken

Les enfants expatriés : Enfants de la troisième culture de Cécile Gylbert

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2 réflexions sur “Un miroir de papier”

  1. Haha ! Ou tu aurais moins tatônné… tatônnement qui fait que tu as trouvé tes mots pour exprimer ce que tu ressens, au lieu de plaquer (c’est le risque) les analyses et le vocabulaire de psys américains qui ont étudié les enfants de la 3ème culture ^^

    Merci pour le lien, je vais aller lire ton article avec intérêt. Je suis ravie de nos échanges, trouvant une grande richesse à échanger avec une ancienne enfant expat’ (et toujours expat’ si j’ai bien suivi) 🙂

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