Je poursuis mes balades. La neige a renouvelé quelques instants le paysage urbain mais j’épuise les rues comme je consommerais un forfait de téléphone. Je tourne dans un sens, puis dans l’autre. J’essaye de me perdre. Je photographie de nouveaux animaux imaginaires, comme cette série de cigognes en mosaïque transportant -chacune dans son baluchon, chacune dans une rue voisine de la place de la Nation- un cigogneau, un cœur rose et un smiley. Je suis une voyageuse dans l’âme, en manque d’évasion et de nouveautés. Un an sans contempler la Terre depuis le ciel.
Rue de Montreuil, deux plaques encadrant la porte d’un immeuble moderne attirent mon attention. Elles commémorent l’entrée d’une ancienne folie, la Folie-Titon. Folie était le nom donné aux résidences de la noblesse situées dans les anciens faubourgs absorbés par l’agrandissement administratif de Paris. Elles ont donné leurs noms à des rues du 11e arrondissement : Folie-Méricourt, Folie-Regnault, etc.
À gauche de la porte, la plaque de marbre commémore le premier vol habité d’un engin volant -bientôt baptisé montgolfière- en octobre 1783. Quelques semaines auparavant, un premier essai avait eu lieu à Versailles en présence de Louis XVI avec comme passagers un canard, un coq et un mouton, les lointains cousins de la chienne Laïka. Et depuis les jardins de la Folie-Titon, s’étaient élevés au-dessus de la capitale le scientifique Jean-François Pilâtre de Rozier, collaborateur des frères Montgolfier, et Giroud de Villette, le numéro deux de la manufacture royale de papiers peints localisée dans la Folie-Titon et dirigée par Jean-Baptiste Réveillon. Le site avait été choisi car le ballon de l’aéronef était façonné avec du papier produit dans les ateliers.
À droite de la porte, la plaque de marbre commémore l’« affaire Réveillon ». En avril 1789, des rumeurs circulaient dans le quartier du Faubourg Saint-Antoine que Réveillon voulait baisser les salaires de ses 300 ouvriers. Trois jours de barricades, émeutes et pillages se succédèrent aux portes de la Folie-Titon, qui fût finalement brûlée par les manifestants. Probablement des dizaines de morts parmi les émeutiers et la garde royale. Pour les historiens, ces trois jours marquent le prologue de la Révolution.
À gauche de la porte, les Lumières, la science, le progrès technique. À droite de la porte, les Lumières, les idéaux politiques, la Révolution.
Un peu plus loin dans la rue, l’entrée d’un immeuble mêle les deux événements de la Folie-Titon dans une fresque symbolique : une foule, drapeau tricolore inclus, est dessinée sous une montgolfière puis se dirige pour brûler la manufacture sur un côté de la frise. Comme si le même jour, des personnes avaient vu un aéronef s’élever au-dessus de leur quartier, avaient inventé le drapeau bleu-blanc-rouge et avaient mené le premier jour de la Révolution.
Je consulte un plan du quartier dessiné en 1790. Le site de l’ancienne forteresse de la Bastille, la longue rue du faubourg Saint-Antoine vers la place du Trône -la future place de la Nation- ou les rues de Charonne et de Montreuil qui mènent vers les bourgs limitrophes éponymes sont tous facilement reconnaissables. Il ne manque sur la carte que les larges boulevards et avenues tracés sous le Second Empire pour maîtriser de futures insurrections. Ils semblent si évidents, mais ce sont les derniers ajouts.
Je tente de prendre de la hauteur, de réfléchir à mon parcours professionnel. Il me faudrait une montgolfière, pour mieux discerner les rues et les monuments, ces éléments si stables qu’ils restent ancrés sur la carte. À défaut, je peux retracer mes pas, comme je le fais dans les rues du 11e arrondissement. Après tout, comme mon quartier me l’a démontré, l’ancien et le nouveau se trouvent souvent au même endroit.
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